15 décembre 2009

Merveille de la viande

Jennifer’s Body, de Karyn Kusama

Après un premier film autour du corps féminin occupé par l’altérité bizarre du bébé, Diablo Cody, scénariste oscarisée, revient avec l’histoire d’un nouveau corps féminin, cette fois possédé par quelque chose de moins précis – un démon, le Diable lui-même, ou la psyché dérangée d’une adolescente ? Car Jennifer n’est peut-être que la coquille où se projette Needy, vide et morte dès lors que son cœur « Best Friends Forever » lui est arraché. Le corps du titre n’est donc pas simplement là pour désigner l’image des courbes de Megan Fox : ce n’est pas une coquille vide, pas seulement une surface. Pas une poupée Barbie creuse, mais une incarnation répugnante : Megan Fox est faite de vomi, de sang, de merde…


Et elle mange les garçons. Ce n’est pas une métaphore, elle ne les suce pas : elle les mange. C’est une goinfre, une goulue : elle se jette sur un indien circoncis, puis sur un poulet, vomit, repart. Un peu plus tard, elle parle des garçons en termes d’assaisonnement : ils sont salty, ou ils ne le sont pas. Finalement, la menace finale proférée par Jennifer est explicite : « I’m gonna eat your soul and shit it out, Lesnicki ! » Le travail du film sur le genre est ici résumé. D’immatériels poltergeists façons Paranormal Activity, on est passé à l’incarnation du corps. De l’âme, à la merde, en passant par le sperme et le sang, confondus lors du montage alterné entre la première fois de Needy et le meurtre du gothique par Jennifer, près d’un mur sur lequel apparaît soudain l’ombre d’un jet. Ne partons pas sans évoquer les paroles du générique de fin, dernière couche de vernis sur l’hypothèse d’une vision alimentaire du film : « I chew you up, I spit you out ». Nulle métaphore sexuelle ici. Il est bien question, depuis le début, de nourriture.

C’est que le problème est celui du corps, vis-à-vis de la sexualité certes mais surtout de la nourriture. L’une des premières répliques de Needy, lors du prologue à l’hôpital psychiatrique, a lieu pendant une heure de repas. Son accès de violence n’est pas provoqué par n’importe quoi, mais par une remarque condamnant ce qu’elle a envie de manger – de simples biscottes. Qu’elle agisse par dégoût de la viande ou par simple agacement, il est d’abord question de bouffe. S’ensuit le premier plan de Jennifer, celui où apparaît le titre en lettres de néon rose : et que montre ce plan ? La caméra qui remonte lentement au-dessus du pied de lit où Jennifer est allongée sur le dos révèle d’abord ses cuisses. Et ces cuisses sont tout, sauf maigres ; elles sont mêmes plutôt charnues. Le corps de Jennifer n’est pas celui de Nicole ou d’Angelina, il est désirable, appétissant ; il indique un rapport décomplexé à la nourriture. Quant aux insultes entre filles lors de l’affrontement autour de la piscine, à la fin du film, ils tournent autour du poids des corps : « You can barely finish your ass », lance Jennifer à Needy ; « You take laxatives to stay thin », rétorque l’autre ; on est au-dessous de la ceinture, mais pas pour la raison qu’on imaginait.

Ce remplacement du sexe par la bouffe est salutaire. Il y a soudain quelque chose d’éminemment sain associé à l’acte sexuel. Une manière de le dédramatiser, de l’appeler à la surface du discours, de le libérer des mensonges, des tabous. C’est parce que Jennifer ment sur sa virginité qu’elle se transforme en démon – puisqu’elle a clairement déjà tout essayé longtemps avant le début du film. Avouer la perte de sa virginité l’aurait sauvée ! Le message est clair, un peu trop d’ailleurs, demandez au box-office américain. Pourquoi le film a-t-il été un échec aux USA ? Le schéma de l’histoire repose pourtant sur des références à Carrie, à L’Exorciste, ou à la vague d’inoffensifs teen-movies qui ont été des succès. Ajoutez une pincée d’Elephant, avec ces travellings dans les couloirs où le point n’est fait que sur les personnages qui se déplacent. En bref : rien que les Américains n’aient jamais vu.


Pourquoi, alors ? C’est que le rapport à la mort n’est pas celui d’un film ludique, d’un film d’horreur. Lorsque quelqu’un meurt dans Jennifer’s Body, le corps est là, gisant, les parents de la victime pleurent, et un enterrement a lieu. Systématiquement. Après aucune victime ne s’ouvre la brèche par laquelle aurait pu s’échapper le spectateur nécessiteux de l’oxygène apporté par la conscience que tout cela n’est que fiction. C’est là ce qui peut déranger outre-Atlantique bien plus que sur le vieux continent, en tout cas en France où l’on n’a jamais vu les cadavres s’empiler dans un seul et même campus. Aux Etats-Unis, de la même manière que des films comme La Guerre des Mondes ou The Dark Knight reposaient sur le 11-Septembre (évoqué chez Cody par deux cocktails et une petite culotte étoilée…), Jennifer’s Body repose sur le souvenir de Columbine, Dawson et Virginia Tech. La violence de ces tragédies joue, pour la première fois, le rôle d’un ingrédient fondamental à un genre qui jusqu’à présent s’était cantonné au ludique – comme le cinéma d’action avant 2001.

Le goût de réel est prégnant dans ce film qui se réclame pourtant, à plusieurs reprises, du conte, que ce soit à travers le nom, pittoresque, de la ville (Devil’s Kettle) ou de l’esthétique forestière, très Grimm, que la réalisatrice a souhaité apporter au scénario de Diablo Cody. On atteint d’ailleurs un sommet d’irréalité lorsque toute la faune entoure Jennifer et sa nouvelle proie, entre les arbres : ici, Megan Fox n’a plus seulement le visage lisse et sans défauts de la Blanche-Neige Disney, elle rejoue clairement une scène du dessin animé – un renard, fox en anglais, s’approche d’ailleurs de Megan, rappelant peut-être que le film est autant dédié à Megan Fox’s Body qu’à celui de Jennifer. On est ici dans une tension permanente entre le délire de la fiction et le jeu avec le réel. Entre les histoires de fantômes et les histoires de filles. Le sang des règles et le sang du vampire.

Du doigt qui gratte une croûte dans l’un des premiers plans à la main qui gratte une plaie dans l’un des derniers, Jennifer’s Body travaille le spectateur au corps. Le jette, avec l’élan d’un travelling, à l’intérieur d’un idiot endeuillé que ses pulsions rattrapent vite, laissant s’exhaler de la toile de cinéma le sentiment du lien troublant entre pulsion sexuelle et pulsion morbide. Lorsque Jennifer se maquille, avant la fête, un beau plan attire l’attention. A côté du miroir où se reflète Megan Fox, morte mais animée, se trouve un cadre où Jennifer, vivante mais figée, affiche un sourire niais. Commun. Lorsque la morte s’enduit le visage de maquillage, le fond de teint n’est donc plus que le masque de la mort. Les poupées maquillées ne sont que des mortes masquées. Ce corps mort, qui n’est plus objet de désir, réactive alors une surprenante mélancolie de la vie. De la vie, et pourquoi pas, d’un rapport sain, et simple, à la nourriture, dénué de toute connotation diabolique.


Camille

Aucun commentaire: