[Terry Gilliam, L’Imaginarium du Docteur Parnassus]
En entrant dans la salle, je m’attendais à ce que ce film devienne la clé de voûte de ma dvdthèque. Un mois plus tard, je suis toujours incapable d’expliquer cet indéniable sentiment de « bof » qui s’est rapidement imposé à moi, et peu à peu mué en une sorte de frustration triste qui ne m’a pas quittée, quand j’y repense.
Il est toujours mauvais, me direz-vous, d’avoir des attentes. Se prédisposer à l’enchantement demeure le meilleur moyen d’y rester hermétique. Le problème, c’est que ne m’attendant qu’à l’enchantement j’ignore ce qui, dans la formule, n’a pas fonctionné sur moi, comme il a fonctionné sur d’autres. Aussi je ne ferais que des hypothèses, auxquelles j’espère que vous réagirez : peut-être avez-vous, enchantés ou non, des réponses que je n’ai pas.
Une amie à qui je faisais partager mes interrogations a eu cette phrase lumineuse : « Gilliam est quelqu’un qui n’a jamais su choisir ». J’y ajouterais, pour compléter le tableau, que Gilliam a la guigne comme on l’a rarement.
Incapable de choisir, Gilliam l’est par passion. Il aime trop, revendique trop, consacre trop d’énergie à absorber et recréer références et images, tantôt dans la parodie, tantôt dans la sublimation, au point que l’on ignore souvent quelle tendance prend le pas sur l’autre. C’est sa grande richesse autant que son handicap majeur. Les équations à rallonge que sont la plupart de ses films (Brazil = Eisenstein + Kafka + Kurosawa + Cervantès + Hitchcock + Lang + Kubrick + Riefenstahl…) peuvent ravir autant qu’exaspérer par le caractère toujours un peu brouillon de l’hommage. Qui trop embrasse, mal étreint.
Dans L’Imaginarium, l’incapacité à choisir me semble bien plus visuelle que référentielle ou thématique. L’équation est plus courte, et me plonge dans d’infiniment plus grands abymes de perplexité. Gilliam a en effet choisi le réel crasse de Twelve Monkeys hanté du merveilleux de carton pâte des Frères Grimm. Mais il a également choisi les arcs-en-ciel et la toute-puissance onirique des images numériques. Les deux se complètent, diront les enchantés. En ce qui me concerne, ça sent le hiatus.
Peut-être tout cela n’est-il qu’une question de sensibilité. A l’avant-première de Tetro, mon voisin était sous le charme des flashs oniriques et synthétiques multicolores qui venaient couper ça et là le noir et blanc. Pour moi, ces égarements fantasmatiques n’avaient d’intérêt que celui d’exacerber la beauté hypnotique de l’absence de couleurs. Le sentiment du hiatus est tel que j’en viens à craindre pour l’Alice de Tim Burton, à qui je voue pourtant un amour sans limites.
Aventurons-nous un peu au-delà des goûts et des couleurs. Si l’on sépare les deux univers coexistant dans l’Imaginarium, je ne trouve aucun véritable sujet de réflexion : entrer ou ne pas entrer dans l’univers numérique, je crois qu’il n’y a bien là qu’une affaire de sensibilité. C’est bien la rencontre des deux mondes qui me pose problème : moi qui ne vit pas dans le confortable flawless du fond vert, je trouve infiniment plus de richesse et de force à ce réel délavé, resté un peu malgré lui dans les lambeaux chéris du merveilleux. Je trouve, émotionnellement parlant, que l’arc-en-ciel numérique fait bien pâle figure à coté de ces rues sales et de cette faune humaine désenchantée que Gilliam sait si bien peindre, et qui recèlent, même grinçante et mortifère, leur propre part de magie. Le pendu sous le pont vu par un œil naïf comme « l’homme qui danse » avait une force poétique que je n’ai pas retrouvée dans cette re-pendaison finale à laquelle je ne crois pas, puisque je suis dans l’Imaginarium. Sur fond vert.
Ne vous méprenez pas, j’avais adoré Les frères Grimm. Mais Gilliam se contentait alors de jouer sur une limite que l’Imaginarium me semble avoir eu tort de franchir. Dans Les frères Grimm, la « vraie » magie avait le même visage de carton-pâte que les installations naïves de deux prestidigitateurs. Les corbeaux en images de synthèse avaient l’air d’être en pâte à modeler. Le merveilleux désenchanté avec humour enchantait à son tour le réel. Je n’ai pas retrouvé cet humour dans L’Imaginarium, ou pas assez. Pourtant il y avait de l’humour. Mais un humour gentil, sans distance, agenouillé devant la toute-puissance du fond vert.
Et puis, c’est vrai, Gilliam a la guigne. Il en a même fait le sujet d’un documentaire sur un tournage avorté, documentaire dont les mauvaises langues diront qu’il est son meilleur film. Cependant, Lost in la Mancha paraît bien léger, rétrospectivement, au regard de ce qui attendait L’Imaginarium. Mais en entrant dans la salle, j’étais persuadée que la guigne de Gilliam, cette fois, allait jouer en sa faveur.
Un mort pendant le tournage peut être le meilleur moyen d’offrir à son film une inégalable aura. The Crow garde de la disparition de Brandon Lee un prestige gothique que ses qualités cinématographiques seules auraient eu bien de la peine à lui gagner. La mort de Heath Ledger pendant le tournage de L’Imaginarium aurait pu avoir le même effet. Elle avait même inspiré à Gilliam une idée assez géniale, qui m’a longtemps enthousiasmée : transcender l’absence de l’acteur en le démultipliant, quel coup de génie ! Donner à Ledger les visages de trois des plus célèbres acteurs du monde, une canonisation !
Et pourtant… bof, à nouveau.
Ce bof-là m’est encore plus difficile à expliquer. Il me semble, plus généralement, que l’attention du réalisateur était tellement accaparée par son décor et son satané visuel, qu’il en a oublié de donner une épaisseur à ses personnages. Jolis personnages, avec çà et là des traits de poésie qui tendent à l’émotion sans vraiment la construire. Lily Cole est ravissante. Andrew Garfield touchant. Christopher Plummer disparaît sous le maquillage difficile du Théoden de Peter Jackson. Jolis personnages, pourtant. Dommage.
Incapable de choisir entre deux mondes, Gilliam empêche ses créatures de prendre corps. Au lieu de donner à Tony cette mystérieuse profondeur d’un nom incertain sous l’apparence, au lieu de gagner au mort trois illustres échos de sa gloire, il le perd, disséminé entre ses quatre visages, ses séductions divergentes, ses multiples décors. Charmant, seulement charmant dans ses mimiques de séducteur et ses poses de saltimbanque, Ledger me semble n’avoir eu le temps de donner que la surface. Peut-être gardait-il plus pour ce fond vert qu’il n’a pas eu le temps d’affronter.
Et puis, et ce n’est pas sa faute, Gilliam a vraiment la guigne. Son Tony trop léger dans son mystère, trop peu méchant, est voué, j’en fais le pari, à s’effacer complètement dans l’ombre du Joker. Le film testament de Heath Ledger, celui dans lequel il aura gagné le temps de prendre corps, c’est The Dark Knight.
Sorry, Terry.
Noémie
1 commentaire:
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