Sam Mendes n’est pas un homme pressé. Avec cinq films en dix ans depuis American Beauty, il semble de ceux qui prennent le temps de laisser mûrir les chefs d’œuvre, à qui la course au box-office indiffère. Au début de l’année, quatre ans après Jarhead, Revolutionary Road développait encore avec cette lenteur d’orfèvre les lumières dorées, les minuties théâtrales, le long pourrissement d’un amour dans cet american dream qui n’en finit pas de mourir, chez Mendes ou ailleurs.
Away we go est un film pressé de voir finir l’année ouverte par Revolutionary Road. Away we go, sous ses airs de road-movie, est un film anglais.
Beaucoup diraient sans doute qu’il est trop simple d’y voir l’antidote improvisé aux lucidités mortifères de Revolutionary road. J’ai d’abord eu envie de croire que c’était aussi simple que cela. Il est évident, tentant, et jusqu’à un certain point nécessaire, de voir Away we go comme une inversion de Revolutionary road : la riposte puissante ou ridicule, selon que l’on a la foi ou non, de la simplicité voulue contre l’exceptionnel raté, du ventre glorieux contre la tache de sang, du Carpe Diem contre le tempus fugit et ses blessures, et ses éloignements. Une revanche de la foi contre ce fatum qui donnait à Revolutionary road certaines couleurs du 5X2 d’Ozon, la même hideuse morale : quiconque a su garder assez de courage pour ouvrir les yeux doit bien admettre, à la fin, que tout était pourri dès la racine.
Away we go aurait pu n’être qu’un film anglais, pardonnez-moi l’expression. Les robes à fleurs de Verona, le cheap coloré des décors, la guitare et les chansons philosophiques au rabais, ne sont pas si éloignés des écœurements arc-en-ciel de Be Happy (Mike Leigh, 2008). L’ouverture, dans une maison de bric et de broc comme échappée d’un conte, semblait humblement annoncer l’éloge de la marginalité heureuse, où la foi dans le couple vient seule conjurer l’absence de foi dans les autres, où les amusantes singularités dans lesquelles se prolongent des amours adolescentes sont autant de cache-misères (de ces cardboard windows qui désespèrent Verona) contre le monde.
Mais voici que l’enfant s’annonce, et pousse deux futurs parents un peu éberlués hors du nid improvisé de la dernière enfance. Away we go est l’histoire de deux orphelins mal grandis, deux « fuck-ups » de 34 ans qui parcourent les Etats-Unis pour trouver une ville où vivre et, surtout, de vrais adultes auprès de qui apprendre comment on fait. Mais chaque étape, très rapidement d’abord, puis plus insidieusement, devient un désastre. Très vite, le road-movie s’estompe derrière une galerie de portraits décourageants, caricaturaux ou subtils, subtils dans la caricature. On s’arrête, on observe, et on repart. Le couple d’Away we go est de ceux qui ont le courage de garder les yeux ouverts, sur ces hommes effacés dont on n’apprend rien, sur ces visages féminins qui disent toujours infiniment plus que leur langue, si bien pendue soit-elle. Car c’est toujours à la femme, au bout du compte, que revient le rôle délicat de donner ou de tirer la leçon, d’affirmer devant la vie sa force ou sa faiblesse, sa foi ou son absence de foi. De l’hystérique frustrée sortie d’American Beauty en passant par la mystique délirante, jusque dans la belle détresse de Mélanie Lynskey accrochée à sa barre de pole dance, les yeux noyés dans le vide, Mendes confirme la toute puissance de la femme qui porte l’enfant comme il l’avait fait dans Revolutionary Road pour celle qui le refuse, et fait mourir la famille avec elle.
Verona et Burt ne sont pas des idéalistes. Ils se savent l’exception dans un monde imparfait, le miracle d’une vie ou d’un film, selon que l’on a la foi ou non. Ce n’est pas un hasard si, à l’inverse de Revolutionary Road, Mendes se refuse à montrer la case départ, cette rencontre du couple qui en dit toujours tant, toujours trop. Ce n’est pas un hasard s’il se refuse à montrer cette mort à l’autre que commence toujours par être la naissance de l’enfant. Echappant par miracle au destin qui rattrape tous les autres, figés dans une parenthèse temporelle où l’amour reste, Verona et Burt apprennent de leur long voyage d’observation qu’il leur faudra rester seuls pour préserver le miracle. Ces familles blessées chacune à leur manière ne révèlent aux deux héros que le caractère unique et intransmissible de leur trésor. Away we go n’est pas un film idéaliste. La morale, s’il faut en trouver une, est celle de la raisonnable Verona : puisque leur amour ne peut pas guérir les autres, l’unique leçon de l’aventure, terrifiante dans sa simplicité, se formule ainsi : All we can do is be good to this one baby. We don’t have control over much else. On comprend dès lors que la fin de la quête soit dans une certaine mesure un retour aux origines : le nid nouveau ne sera pas bricolé sur un modèle extérieur, mais reconstruit entre les murs nus d’une maison de famille retrouvée.
L’une des dernières images de Revolutionary Road, celle qui marquait la fin de l’histoire sinon la fin du film, nous montrait une femme de dos, face à une fenêtre fermée, une tache de sang s’élargissant sur le tissu clair de sa robe. La dernière image de Away we go est celle d’une femme et d’un homme assis dans l’embrasure d’une porte ouverte, face à la mer. Mais il y a là un peu plus qu’une inversion, et tout tient dans ce « peu » : contre Revolutionary Road, histoire de portes fermées une à une sur les rêves, Mendes nous donne à voir le miracle d’une porte laissée ouverte aux quatre vents, sur la transparence sereine de la promesse.
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