Eli, Eli, lama sabachthani
J’ai entendu dire que les vingt dernières minutes de Shutter Island ne servaient à rien. Comme c’est naïf. Comme si Shutter Island était un film à twist, l’un de ces films que l’on ne revoit pas une fois qu’on connaît le « truc ». Comme si Martin Scorsese, à son âge, en était encore à concevoir un film comme une bonne blague qui ne vaudrait que pour le « Je t’ai bien eu » final.
Les vingt dernières minutes révèlent combien Shutter Island est infiniment plus qu’un film à twist, qu’un film d’angoisse. Ou plutôt, que l’angoisse n’est pas celle que l'on croit. Pas seulement.
Certes, Shutter Island se construit en profondeur comme un hommage assumé au genre du film de fou dont il reprend tous les codes, tous ces signes visuels du délabrement moral que nous connaissons par cœur, que nous nous délectons à revoir : la tempête, les grilles ouvertes, la nudité animale du corps de l’interné, les lampes qui s’éteignent et se rallument, ponctuant l’instant comme un texte, l’île mystérieuse et l’asile, enfin, jamais aussi terrifiant que lorsqu’il est vide. Ajoutez à cela une musique presque étonnante de classicisme, toute d’harmoniques grinçantes à la Stravinski, déployée sur le temps dramatique avec une économie hitchcockienne.
Derrière les signes de l’angoisse, nous cherchons, aux côtés de Teddy Daniels, les indices du mystère. C’est là que le bât blesse. Shutter Island est l’histoire d’une enquête dont la résolution est connue, dès l’origine, et immédiatement travestie. L’histoire d’un homme qui reconstruit le réel comme une énigme qu'il fait en sorte de ne pas résoudre alors que tout le monde l’y pousse. Pour employer les grands mots, un refoulement.
L’enquête, à l’inverse de l’angoisse, se construit donc au fil de signes que l’on refuse de voir, que l’on regarde parfois, sans vouloir les lire. C’est le principe de l’inconscient, qui parle à notre esprit un langage contradictoire, plurivoque, tel qu’en dernier recours, au sortir d’un rêve aux multiples visages, on est acculé à faire le choix d’une interprétation dont nous ne pouvons pas prouver qu’elle est la bonne. Refusant de faire ce choix, Teddy Daniels se condamne à réduire les indices scientifiques à des signes ambigus, qui ne doivent surtout pas, à aucun prix, faire sens. Car si tel était le cas, c’est alors que nous serions gagnés par la vraie folie, la véritable angoisse : celle qui sature le réel, sans aide de l'imagination.
L’inconscient contre le réel, contre le regard. De ces mécanismes du refoulement témoigne l’un des rêves de Teddy Daniels, au cours duquel il parle à sa femme dans leur appartement. Premier signe, déchiffré : lorsqu’elle se tourne, il aperçoit son dos brûlée, réminiscence onirique d’une tentative de suicide à laquelle il veut attribuer sa mort, mais qui, nous ne le savons pas encore, a échoué. Deuxième et troisième signes, dangereux, sur lesquels le regard glisse cette fois sans les lire : la robe de la jeune femme est trempée, et sur son ventre s’élargit une tache de sang. Indices refoulés, révélateurs d’une contradiction par le rêve du scénario construit par le fou, contradiction que résume à contretemps la question posée au fantôme adorable, retrouvé dans la tempête : « Baby, why are you all wet ? ». Cruauté sans bornes de l’inconscient refusant à l’esprit mourant l’aumône d’une folie salutaire.
Car la folie de Daniels n’est, dans le fond, qu’un mécanisme de défense. Ne pouvant changer le réel, ne pouvant vivre avec le réel, il déforme l’esprit. Le regard domestiqué par la douleur devient capable de voir ce qui n’est pas mais lui reste nécessaire : la mystérieuse exilée dans sa caverne, le corps de son associé balloté par les vagues, au pied de la falaise. Indices imaginés qui, confirmant la théorie du complot, infirment celle du destin.
La folie de Daniels est l’indice trop visible autant que le symptôme d’un incurable tragique de la conscience, source de l’ultime angoisse, la plus profonde, la seule à laquelle aucun des médecins, fidèle de la lobotomie ou du dialogue thérapeutique, n’a de réponse : ce n’est pas la folie qui est vide de sens, c’est le réel. Il est impossible pour les yeux de l'esprit de regarder en face ce monde dans lequel une mère peut tuer ses enfants et demander la mort à leur père sans qu’aucun sens transcendant ne vienne expliquer, racheter, justifier cela. Ce que cherche Teddy Daniels dans la tempête, c’est ce Dieu muet qui seul pourrait lui rendre des comptes. Et en l’absence de Dieu, la mort.
Et ce sera la mort, inévitablement. Non qu'il n'y ait pas de Dieu dans Shutter Island. C’est bien pire : on n’en sait tout simplement rien. Dieu est l’éternelle enquête sans solution, celle qui aboutit d’autant moins que l’on a le courage de garder les yeux ouverts. Personne ne sait. Personne ne peut savoir. Si Dieu est là, il reste tragiquement muet devant les signes de l’horreur qui saturent le regard, et ne laissent à Teddy Daniels que la force de fermer les paupières, obstinément.
Aucune rédemption ne sera donnée au sortir de la folie. Il ne reste plus à l’homme que le rôle du monstre. Ou celui de Dieu, puisque la place est à prendre. Mais elle n'a plus de privilège à offrir que celui de la violence. On se souvient de cette scène glaçante peut-être imaginée par Daniels, au cours de laquelle le directeur le fait monter dans sa voiture, et lui explique qu’ils sont tous deux de la même trempe, le roi comme le fou : celle des forts auxquels il revient, en l'absence de justice, de faire tourner le monde.
Nuls autres signes ne seront donnés que ceux de la violence des hommes. Mû par les plus généreux désirs, l’homme ne peut offrir à l’homme la guérison de l’âme, et si ce phare vers lequel tous les indices convergent est vide, c’est que la vérité l’est également : nue, invulnérable, glaçante dans son absence de justice.
Malheur aux hommes qui forcèrent un désespéré à rompre son bouclier de folie, car s’il y a un sens à cette vérité, ce désespéré a perdu la force d’en envisager seulement l’hypothèse. Dépouillé de tout par le silence de Dieu, Teddy Daniels n’a plus dans son dénuement que l’amère richesse d’une sagesse invivable et que dit laconiquement cette question par laquelle il fait comprendre au médecin que la guérison aura signé sa mort : Which would be worse : to live as a monster, or to die as a good man ? Et le monstre sous les traits du fou de rappeler douloureusement sa présence. Dans l'aveu final de sa lucidité, Teddy Daniels fraternise avec les grands maudits du roman gothique : damné errant crucifié dans les limbes sans mots d’une demi-vie, les mains sanglantes, attendant sans foi la mort charitable et l'instant d’oublier enfin, avec l’impossible salut, le silence assourdissant de Dieu.
Et le patient épuisé, rendu à sa vérité malade, d’entrer dans la mort les yeux ouverts.
Noémie
J’ai entendu dire que les vingt dernières minutes de Shutter Island ne servaient à rien. Comme c’est naïf. Comme si Shutter Island était un film à twist, l’un de ces films que l’on ne revoit pas une fois qu’on connaît le « truc ». Comme si Martin Scorsese, à son âge, en était encore à concevoir un film comme une bonne blague qui ne vaudrait que pour le « Je t’ai bien eu » final.
Certes, Shutter Island se construit en profondeur comme un hommage assumé au genre du film de fou dont il reprend tous les codes, tous ces signes visuels du délabrement moral que nous connaissons par cœur, que nous nous délectons à revoir : la tempête, les grilles ouvertes, la nudité animale du corps de l’interné, les lampes qui s’éteignent et se rallument, ponctuant l’instant comme un texte, l’île mystérieuse et l’asile, enfin, jamais aussi terrifiant que lorsqu’il est vide. Ajoutez à cela une musique presque étonnante de classicisme, toute d’harmoniques grinçantes à la Stravinski, déployée sur le temps dramatique avec une économie hitchcockienne.
Derrière les signes de l’angoisse, nous cherchons, aux côtés de Teddy Daniels, les indices du mystère. C’est là que le bât blesse. Shutter Island est l’histoire d’une enquête dont la résolution est connue, dès l’origine, et immédiatement travestie. L’histoire d’un homme qui reconstruit le réel comme une énigme qu'il fait en sorte de ne pas résoudre alors que tout le monde l’y pousse. Pour employer les grands mots, un refoulement.
L’enquête, à l’inverse de l’angoisse, se construit donc au fil de signes que l’on refuse de voir, que l’on regarde parfois, sans vouloir les lire. C’est le principe de l’inconscient, qui parle à notre esprit un langage contradictoire, plurivoque, tel qu’en dernier recours, au sortir d’un rêve aux multiples visages, on est acculé à faire le choix d’une interprétation dont nous ne pouvons pas prouver qu’elle est la bonne. Refusant de faire ce choix, Teddy Daniels se condamne à réduire les indices scientifiques à des signes ambigus, qui ne doivent surtout pas, à aucun prix, faire sens. Car si tel était le cas, c’est alors que nous serions gagnés par la vraie folie, la véritable angoisse : celle qui sature le réel, sans aide de l'imagination.
L’inconscient contre le réel, contre le regard. De ces mécanismes du refoulement témoigne l’un des rêves de Teddy Daniels, au cours duquel il parle à sa femme dans leur appartement. Premier signe, déchiffré : lorsqu’elle se tourne, il aperçoit son dos brûlée, réminiscence onirique d’une tentative de suicide à laquelle il veut attribuer sa mort, mais qui, nous ne le savons pas encore, a échoué. Deuxième et troisième signes, dangereux, sur lesquels le regard glisse cette fois sans les lire : la robe de la jeune femme est trempée, et sur son ventre s’élargit une tache de sang. Indices refoulés, révélateurs d’une contradiction par le rêve du scénario construit par le fou, contradiction que résume à contretemps la question posée au fantôme adorable, retrouvé dans la tempête : « Baby, why are you all wet ? ». Cruauté sans bornes de l’inconscient refusant à l’esprit mourant l’aumône d’une folie salutaire.
Car la folie de Daniels n’est, dans le fond, qu’un mécanisme de défense. Ne pouvant changer le réel, ne pouvant vivre avec le réel, il déforme l’esprit. Le regard domestiqué par la douleur devient capable de voir ce qui n’est pas mais lui reste nécessaire : la mystérieuse exilée dans sa caverne, le corps de son associé balloté par les vagues, au pied de la falaise. Indices imaginés qui, confirmant la théorie du complot, infirment celle du destin.
Et ce sera la mort, inévitablement. Non qu'il n'y ait pas de Dieu dans Shutter Island. C’est bien pire : on n’en sait tout simplement rien. Dieu est l’éternelle enquête sans solution, celle qui aboutit d’autant moins que l’on a le courage de garder les yeux ouverts. Personne ne sait. Personne ne peut savoir. Si Dieu est là, il reste tragiquement muet devant les signes de l’horreur qui saturent le regard, et ne laissent à Teddy Daniels que la force de fermer les paupières, obstinément.
Nuls autres signes ne seront donnés que ceux de la violence des hommes.
Malheur aux hommes qui forcèrent un désespéré à rompre son bouclier de folie, car s’il y a un sens à cette vérité, ce désespéré a perdu la force d’en envisager seulement l’hypothèse. Dépouillé de tout par le silence de Dieu, Teddy Daniels n’a plus dans son dénuement que l’amère richesse d’une sagesse invivable et que dit laconiquement cette question par laquelle il fait comprendre au médecin que la guérison aura signé sa mort : Which would be worse : to live as a monster, or to die as a good man ? Et le monstre sous les traits du fou de rappeler douloureusement sa présence. Dans l'aveu final de sa lucidité, Teddy Daniels fraternise avec les grands maudits du roman gothique : damné errant crucifié dans les limbes sans mots d’une demi-vie, les mains sanglantes, attendant sans foi la mort charitable et l'instant d’oublier enfin, avec l’impossible salut, le silence assourdissant de Dieu.
Noémie
5 commentaires:
En fait Scorsese c'est Beckett ?
Pas exactement : Beckett est convaincu qu'il n'y a pas de sens transcendant. Dans Shutter Island, même s'il y en a un (mais on n'en sait absolument rien), le héros n'est plus capable de l'envisager. Et puis chez Beckett les signes sont vides de sens, alors qu'ici c'est le réel qui l'est : les signes font trop sens, tellement que c'en devient insupportable. Après, ce n'est pas moi qui ait passé l'année à étudier Beckett... :-P
Tu écris toujours aussi bien c'est un vrai plaisir. Je n'ai pas vu ce film dont tu parles mais ta description me fait penser à la fois à "Stay" et à "The Machinist". Tu les as vu ?
Hélas non, je n'avais jamais entendu parler de "Stay" (mais j'ai googlé comme une grande :-P) en revanche cela fait longtemps que j'attends l'occasion de voir "The Machinist", que je n'avais pas eu le courage d'affronter à sa sortie. Il est vraiment temps de rattraper ce retard, on dirait...
I enjoyed readiing this
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