5 mai 2010

Le comédien sans visage

Lundi soir, Palais de Chaillot. Huit chaises au bord d'une scène déserte, violemment éclairée. Moins qu'une scène : des planches, des planches sales, mitées de marquages au scotch. La poussière tombant en silence depuis les hauteurs des cintres. Le public de Chaillot, mélange de raideurs nanties et de jeunes curiosités. Des yeux blasés, des yeux ouverts. Rien d'autre devant ces yeux que ces planches sales, ces huit chaises.

Lorsque la lumière s'éteint, les yeux se tournent vers la silhouette blanche qu'un long faisceau venu du fond de la salle a fait surgir, tout à droite de l'avant-scène. Et dans le noir, la voix s'étend, déchirante dans sa pureté, cette voix vibrante dont on sait à jamais les couleurs singulières, même lorsqu'on ne l'a entendue qu'une seule fois. Je ne sais plus ce que cette voix disait : je suis restée saisie, retenue loin du temps vers cette présence soudaine, dans le noir de la scène vide. Emotion puissante que celle-là, quasi mystique, capable de vous faire oublier pour une seconde que la haute silhouette sans visage n'est qu'un oripeau de théâtre, l'inoubliable costume blanc du Prince de Hombourg.

La voix s'éteint, silence. Dans la laideur des lumières revenues, les gorges se dénouent, les dos un instant courbés se redressent. Un monsieur entre sur scène, quelques feuilles à la main, nous accueille pas trop formellement, oublie de lire ses notes, se répète. A sa manière, il donne le ton de cette soirée où tous s'égareront à leur tour sur cette scène vide, revenant avec une maladresse obstinée vers les mêmes mots : pureté, exception, présence. Extraordinaire, rare, élégant, passionné, engagé, romantique, unique et beau. Entre ces mots rêvant de pouvoir dire la chose, l'éternel retour du nom qui leur donne un sens : Gérard Philipe.

Toute la soirée, de témoignages en archives, d'anecdotes en panégyriques, ceux qui l'ont connu voudront nous dire cet homme qui changea pour toujours le visage du théâtre français. Je pourrais vous donner leurs noms, et ces noms sont illustres : Pierre Santini, Micheline Presle, Gina Lollobrigida... Mais ce soir-là, les noms ne veulent rien dire. Ces hommes, ces femmes surtout, petits et timides sur la scène, échoueront l'un après l'autre à rendre au comédien ses traits. Si grands que soient leurs mots, ils n'effleurent même pas cette joie écrasante que la voix seule du comédien suffit à rappeler encore et encore, et qui vous gonfle terriblement le coeur. Pierre Santini radote, se lance dans des développements interminables sur l'engagement, le socialisme étincelant du temps jadis, la grande histoire du TNP. Les dames s'échangent des anecdotes comme dans un salon de thé, s'égarent en hyperboles, se taisent, gênées de ne pouvoir dire ce qu'elles ont dans le coeur. Gina Lollobrigida, robe rouge, escarpins rouges, gants rouges, la démarche hasardeuse, oublie Gérard Philipe et son français avec, raconte dans un automatisme un peu triste une anecdote éculée sur son "nom difficile". La scène s'éteint à nouveau. Deux tables à gauche de la scène, deux faisceaux, deux lecteurs infiniment trop longs qui, brassant avec une emphase mécanique la correspondance de Philipe et de Vilar, semblent attendre Gérard comme on attend Godot.

Nous attendons Gérard. Miraculeusement dans sa voix seule, anciennement nôtre sur le noir et blanc des films documentaires, souriant dans l'ombre des coulisses d'entendre ces dignes vieilles dames confesser à demi-mot qu'elles étaient folles de lui, Gérard semble pourtant tourner les talons lorsque s'aligne sur les planches une poignée d'acteurs armés de documents d'époque, lettres de combats de Philipe l'engagé, qu'ils liront avec la conviction hautaine de ceux qui croient avoir parole d'évangile, comme s'il suffisait, à Chaillot ou ailleurs, de tenir des propos de gauche sur une scène de théâtre pour gagner la vie éternelle aux intermittents du spectacle . Et le public de Chaillot, la vieillesse nantie plus fort que tous les autres, de rire aux pointes anciennes de l'acteur écrivant, pour se racheter à peu de frais une bonne conscience. Homme de l'absolu, engagé tout entier dans la cause, Gérard Philipe blanchit alors de son absence la scène médiocre du Palais de Chaillot, lui qui savait si bien que rien de grand ne peut être gagné par la hargne, ni même par les mots seulement : toujours par le coeur.

Cherchant désespérément, dans le costume du Prince de Hombourg, le visage du comédien, c'est finalement son cœur qui nous est livré par bribes, entièrement, avec le cœur de ceux qui l'ont aimé. Tout à l'heure, perdue dans une évocation trop pâle de l'homme, l'une des vieilles dames a fini par s'écrier en levant les mains au ciel : "Je suis toujours amoureuse de Gérard Philipe !" Et toutes les vieilles dames de se pencher vers elle, au centre de la ligne de chaises, le sourire revenu sur les lèvres : celle-là avait tout dit.

A l'avant-scène, le costume blanc du Prince de Hombourg brille sous le long faisceau d'un éclat mystique comme cette lueur rouge qui, dans les églises, est le signe de la Présence Réelle. La scène est vide à nouveau. S'avance alors une jeune femme blonde aux cheveux courts, qui, d'une voix ferme et douce invite élégamment ces dames à revenir. C'est Anne-Marie, la fille de Gérard. Avec des mots d'une simplicité désarmante, elle nous dit avoir "trouvé beau" que celles qui l'ont connu et aimé prêtent leur voix à celle qui l'a connu et aimé plus fort que toutes les autres : Anne Philipe, l'épouse du comédien. A tour de rôle, les vieilles dames liront des extraits du livre écrit par cette dernière après la mort prématurée de Gérard, Le temps d'un soupir. Et tandis qu'elles trouvent enfin les mots, je les perds, et n'ai plus qu'à vous dire que j'ai rarement entendu, sur scène ou ailleurs, quelque chose d'aussi fort et d'aussi beau que ce texte-là. Lundi soir à Chaillot, j'ai entendu parler l'amour, dans la pureté absolue de son exaltation, dans la tristesse horrible de l'absence. Je l'ai entendu crier, lorsque la voix de la dernière des dames, debout face au public éperdu, se brisa et mourut de la violence de son désir : Te revoir !

Silence. Et je ne sais rien de plus sur Gérard Philipe, sinon qu'il ne pouvait avoir son pareil sur la terre, l'homme capable d'inspirer cet amour-là.


Noémie.

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