Il y a longtemps que je t'aime
Cher Tim,
Il m’est arrivé un drame, jeudi dernier. Un drame, que dis-je, un accident, une blessure, une tragédie déguisée en dilemme. J’en perds mes mots, je noie désespérément la chose dans les hyperboles bon marché, pour n’avoir pas à la dire : je ne m’en remets pas. Toute la nuit du jeudi, toute la journée du vendredi, j’ai erré, hagarde, dans les limbes absurdes de l’incrédulité, invoqué les plus puissantes ressources de l’auto-persuasion, rassemblé dans un écran de ténèbres tous les voiles du déni. Las ! Dans un cri de rage et de douleur, il a bien fallu me rendre à l’évidence.
Ton dernier film, je ne l’ai pas aimé.
Il y a longtemps que je t’aime. Je t’avouerai même, avec un tremblement de fierté dans la plume, que je suis celle que je suis en partie grâce à toi. Tes contes, tes dessins, tes films sont classés par ordre d’ivresse dans un coin bien rangé de ma pauvre cervelle, pieusement chéris. Je t’aime dans les noirceurs poétiques d’Edward aux mains d’argent et de Sleepy Hollow, la légèreté confiante de Big Fish, la rieuse mélancolie d’Ed Wood, le burlesque artisanal de Beetlejuice et de Mister Jack. Je t’adore dans l’absolu dangereux de Sweeney Todd.
Ton Alice, je l’attendais comme le Messie. Depuis l’annonce du projet, j’avais la foi : Alice ne pouvait être que ton chef-d’œuvre, c’est bien simple, c'était l'évidence même, Lewis Carroll l’avait écrit pour toi.
Mais ton Alice, je ne l’aime pas.
Je comprends ce que tu as essayé de faire. J’ai envisagé tous les sens cachés, toutes les clefs, tous les mystères. J’ai tout tenté pour l’aimer malgré moi. J’ai ri de ces incultes prétentieux qui t’ont reproché d’avoir trop peu lu, quand il est évident que tu as tout construit par un retour au texte, quand tout ton film est émaillé de références subtiles (et parfois subtilement détournées) au livre, que seuls les lecteurs attentifs de Carroll auront reconnues. Tu as consacré tant d’énergie, trop sans doute, à ne pas réutiliser l’adaptation de Disney, au point que c’en devient frustrant : nous avoir fait rêver pendant des semaines sur cette belle image d’Alice au milieu du jardin des fleurs parlantes, et n’en presque rien montrer, ce n'était guère gentil. Non, ce n’est pas ta lecture que je remets en cause : avoir construit toute ton histoire à partir du premier poème de De l’autre côté du miroir, c’était une belle idée. Donner au Chapelier certains traits d’Alice (la quête obsessionnelle des mots commençant par une certaine lettre de l’alphabet), et à Alice certains traits de la Reine Blanche du Miroir (la capacité à croire en six choses impossibles avant le petit déjeuner), scinder Alice en deux, en cent, rêvée et rêvant, l’était aussi. Surtout, faire d’Alice, le nom d’Alice, le mythe Alice, l’objet même de ton film, la question obsédante et l’éternelle réponse, c’était même, je le reconnais, une idée de génie.
Mais ton Alice, elle est antipathique. Cette Mia Wasikowska dont tu nous promettais monts et merveilles, elle est froide, elle est vide ! Trop insignifiante psychologiquement pour qu’on lui pardonne ses raideurs, trop peu piquante dans son égoïsme pour qu’on se prenne à l’aimer malgré nous. Le début et la fin du film, empruntant maladroitement les chemins de Peter Pan et ses forêts de correspondances, sont bien loin de suffire à lui faire prendre corps. Non, la seule chose finalement (et Dieu ! que c’est frustrant) qui semble rendre justice à Alice, c’est l’unique piste (mais c’est probablement l’une des plus belles choses qu’il ait jamais écrites) sur laquelle Danny Elfman a vraiment travaillé, la dernière, celle que l’on entend lorsque tout est fini et qu’Avril Lavigne a enfin fermé sa gueule. Là seulement, en fermant les yeux, j’ai connu un instant de grâce, et en entendant les chœurs répéter à contretemps, obstinément, tourbillonnant, son nom, j’ai compris ce que tu avais voulu faire de ton Alice, et ce que tu n’avais pas fait.

As-tu été soudain pris de timidité face à l'illustre source ? As-tu trop fait confiance à ce texte que tu jugeais fait pour toi ? As-tu été à ton tour victime des millions de dollars ? As-tu courbé l’échine devant les obstinations simplistes des producteurs ? Ton film n’est guère plus (je suis malade de te le dire) qu’un lâche tissu d’idées mortes à la naissance et de jolies images. Non qu’il n’y ait quelques moments de grâce, quelques moments à toi : l’arrivée d’Alice chez le Chapelier Fou et cette longue table où tout est sale, vieux, flétri. Le voyage en Chapeau au cours duquel ledit Chapelier récite comme une incantation le fameux poème d’où tout (tout ?) est parti. Non qu’il qu’il n’y ait de très, très belles images : la 3D n'était pas qu'un accoutrement fashion, et il y a dans Alice un travail appliqué sur les détails, les effets de texture (les cartes en armure de la Reine de Cœur, la fourrure du Bandersnatch). Ton Lapin aux yeux roses, avec son air malade, tes valets-grenouilles ou poissons sont parfaits, mais le Chat ! Ton Chat n’est qu’une grosse peluche molle, une version-chat du Sully de Monsters Inc., et ton Loir une synthèse lassante du Ripitchip de Narnia et du Chat Potté de Shrek.

Je te le dis tout net : le plus grand défi d’adaptation, le plus galvanisant, est bien celui qui a causé ta perte. Il n’y a pas de scénario, c’est un fait. Mais même cela, je te l’aurais pardonné si tu étais parvenu à donner corps à tes héros. Certes, il est difficile d'offrir une épaisseur à des personnages de contes, et plus encore lorsque, comme chez Carroll, leurs intérêts monomaniaques les éloignent de toute parenté avec la psychologie humaine. Tu leur as donné des prénoms. Tu leur a donné une apparence caractéristique : l’énorme tête de la Reine de Cœur, qui t’a sans doute été inspirée par les illustrations de l’édition originale, et ces courtisans ridicules affublés, par mimétisme, de faux nez, seins et oreilles disproportionnés, oui, c’était encore une bonne idée. Mais j’en ai fini avec le recensement des bonnes idées : le drame, c’est qu’il y en a, en quantité, et qu’elles sont très loin de suffire à faire un bon film.
Tu les a unis, ces minces héros, sous la bannière prophétique du Frabious Day, par l’absurde nécessité de tuer le Jabberwocky sans que personne ne sache pourquoi. Mais ce qui s’accepte de dessins, animés ou non, ne s’accepte pas d’êtres de chair, et voir tout ce joli monde se battre à la fin, sans motivation et sans raison, n’est rien de plus qu’ennuyeux. J’ai tout essayé, pourtant. Par amour pour toi, je me suis même abaissée à l'éternelle et détestable hypothèse du second degré. Je me suis dit que la grande leçon du film était précisément dans le sérieux de cet absurde final, cette bataille, ce meurtre sans raison. Je me suis imaginé qu’il y avait dans le meurtre une symbolique à la Peter Pan : le meurtre de la Raison , du Père (mais il est déjà mort),que sais-je, de l’Enfance... Mais si tu avais relu Barthes, tu te serais souvenu que tout langage est pré-signifiant, celui des images comme celui des mots. Tu aurais compris que l’Absurde se refuse à passer par une blonde en armure brillante, escaladant les ruines pour occire le Dragon avec la détermination farouche de Gandalf face au Balrog : une très belle image saturée de sens jusqu'à n'en plus avoir, que nous avons vue cent fois, jusqu’à ne plus rien éprouver face à elle qu’un impardonnable ennui. Il me faut bien ajouter (crois-moi, j’ai tant de peine à t’accabler ainsi) que la consternante mise en scène de ce face à face (vers lequel tout le film s'est construit !) entre Alice et le Jabberwocky, lourdement rythmé par la scansion des « six choses impossibles à croire avant le petit déjeuner », n’en fait, en guise de point d’orgue, que celui de ces nombreux refrains pseudo-métaphysiques à dix centimes qui jalonnent la molle aventure, et que Carroll, pour le coup, aurait impitoyablement conspués : le ridicule accès de lucidité du Chapelier, les sages paroles du bon papa décédé que l’on retrouve sur les lèvres de la jeune fille : "You're mad, bonkers, off your head! But I'll tell you a secret: all the best people are."Ces simplifications bon enfant, même le dessin animé de 1951 ne les avaient pas osées. Elles sont indignes de Carroll, comme elles sont indignes de toi.

Cher Tim, je me sens trahie. J’avais la foi, je ne l’ai plus, ou je ne sais plus si je l’ai encore. Comment as-tu pu échouer face à ton plus beau défi ? Il me semble que Jack Skellington (et sans doute, je veux le croire, c’était involontaire) a enlevé de sous le sapin ce beau cadeau dont je me faisais une joie, et laissé à la place non pas un canard vampire, ni même une poupée maléfique, mais un beau livre emballé dans un papier discount, dont on aurait arraché presque toutes les pages. J’en ai les larmes aux yeux.
Adieu, pour quelque temps, que je me ré-enivre au toi d’avant, que je retrouve la foi pour la suite. Tu m’as trouvée sévère, sans doute, impitoyable. Je l’ai été autant que je t’aime, et il y a longtemps que je t’aime.

Noémie.