23 février 2010

La Danse (F.Wiseman)


Les petites danseuses et les abeilles de l'Opéra de Paris

Qu'on se le tienne pour dit : il y a à Châlons-en-Champagne, d'où je viens, une scène nationale, dont l'artiste associé est cette année Kader Belarbi, ancien danseur étoile (pendant 33 ans quand-même) de l'Opéra de Paris [http://www.la-comete.fr/page_type.asp?rec=407&s=227]. Etait donc projeté lundi soir, à la Comète (le petit nom de la scène, pour les intimes que vous ne manquerez pas de devenir) l'immense documentaire de Frédéric Wiseman consacré au ballet de Paris. Immense parce qu'il dure 2h38 : ça impressionne. Pas d'inquiétude ! On ne les voit pas passer - parce qu'on regarde la danse. J'allais écrire "les danseuses". Evidemment. Il y a les plus beaux culs du monde, dans ces 158 minutes. Féminins comme masculins d'ailleurs. Mais j'ai écrit : "la danse". Voilà ce qui impressionne vraiment : on rattrape, avec le documentaire de Wiseman, une vie entière d'ignorance totale de l'art du ballet. On ne comprend d'abord rien aux leçons qui sont filmées : si ces filles sont les meilleures, pourquoi les font-ils travailler autant, comme si elles ne faisaient que de se planter ? Et puis, les minutes passant, on commence à voir où ils veulent en venir, ces vétérans encore bien souples. Les leçons de danse aux petits rats et aux étoiles sont des leçons de ballet au spectateur, qui apprend à distinguer les nuances entre tel geste et un autre, découvre que le ballet académique n'a rien de figé, et décrypte, peu à peu, l'alphabet de la pantomime, le code des corps.
(Sur la photo qui suit, il faut penser que le dessin blanc sur les justaucorps ressemble à un Cri de Munch, sorte de fantôme cousu aux danseurs.)


Le plus beau, c'est qu'à la Comète, après la projection, Kader Belarbi est venu s'asseoir sur une chaise et nous a fait un cours. Où l'on apprit que le documentaire de Wiseman est le portrait d'une sévère boîte à perfection, ce qui ne correspond pas au ressenti des danseurs. Que Roméo et Juliette vient de Serge Lifar, et se danse légèrement penché sur le côté. Que le langage chorégraphique des années 2000 n'est plus celui des années 80 : plus proche du réel, plus filmé, moins photographique. Si vous êtes déjà calé, vous devez me trouver mignon ; si vous ne l'êtes pas, j'espère vous donner envie de vous y mettre. Les nombreux extraits de ballets des plus grands - peut-être même connus des néophytes : Bausch, Preljocaj... - habituent l'oeil aux différences entre les styles chorégraphiques, habituent le débutant aux détails, à la beauté de la chose plus encore qu'à sa technique. Un de ces extraits m'a d'ailleurs particulièrement marqué. Un blockbuster ! La danseuse était déjà particulièrement belle, ce qui m'avait plutôt bien disposé, dès le départ. Robe de satin verte, les épaules nues, un peu asiatique, une oreille décollée, de longs cheveux noirs. Le danseur avait été aperçu quelques séquences plus tôt, il avait dit s'imaginer être Edward aux Mains d'Argent lors d'une chorégraphie où il devait feindre d'avoir peur de blesser sa partenaire. Là, ils dansaient près d'un arbre mort. Aucune idée de ce que c'était. Si quelqu'un sait... Leurs gestes s'emboîtaient avec une telle complexité et une telle perfection, se motivaient l'un l'autre, ça aurait pu ne jamais s'arrêter.
Il y a 6 ou 7 moments d'émerveillement de ce genre-là dans le film. Le reste est plus proche d'un documentaire classique, et orienté : dans son portrait d'une boîte à perfection, Wiseman est bien un peu mystificateur. Les lyres aux fenêtres, que l'on voit de l'extérieur de l'Opéra Garnier et constituent le seul élément reconnaissable une fois à l'intérieur, ressemblent soudain à des barreaux : le monde extérieur n'est filmé qu'à l'occasion d'un déplacement de Garnier à Bastille. L'image d'un apiculteur, sur la coupole de Garnier, métaphorise la beauté que fabriquent les danseuses, recueillie par la directrice du ballet comme on recueille le miel des étoiles fatiguées. Je dramatise à peine. Voir la scène finale d'un entretien entre une débutante ayant eu le concours en juillet, et Brigitte Lefèvre, la directrice en question. On s'attendait peut-être au poncif de la femme maternelle, de la poule qui couve ses oeufs d'or... Mais ça n'a pas grand chose à voir. Brigitte Lefèvre fait plutôt penser à la Anna Wintour découverte il y a peu, dans le documentaire qui lui a été consacré (The Septembre Issue, de RJ Cutler). Voilà pour le propos "informatif".


La Danse est aussi une démonstration de virtuosité en matière de cadrage documentaire. Imaginez seulement : pour un cameraman, filmer dans une pièce dont 3 murs sur 4 sont recouverts de miroirs, c'est tout simplement l'enfer. Parce qu'il ne doit pas s'y refléter, l'ami. Eh bien sur 158mn, on ne le voit pas une seule fois. Il y a les images, mais pas de caméraman : c'est magique. J'ai passé la première heure à regarder les danseurs professionnels autant que ce ballet du cameraman avec les miroirs : lui aussi devait avoir des marques sur le sol, des endroits dont il savait qu'il ne devait pas les dépasser, un point au-delà duquel il ne pouvait pas porter son cadre. Quand il s'agit de garder une étoile dans le plan, la chose n'est pourtant pas facile. Certains stratagèmes sont parfois assez extraordinaires, lorsqu'un mannequin ou le chignon d'une danseuse est opportunément amené par le cadrage devant l'endroit où aurait dû se refléter la caméra.
Et le cadreur (Wiseman himself) ADORE les miroirs. Notamment les lignes qui les séparent, et absorbent l'image des danseurs lorsque leur reflet vient à en chevaucher une. Parfois on oublie ces lignes, on oublie que Wiseman filme un reflet, et on prend les lignes pour des défauts de l'écran du cinéma. Ca m'a fait ça une fois ou deux, et quand les danseurs réels sont soudain réapparus dans le cadre, couvrant leur reflet, l'impression de 3D a été assez extra. J'ai toujours été fasciné par la façon dont on filmait les miroirs sans se faire voir. De ce point de vue-là, La Danse assure le spectacle. Et puis, d'un point de vue plus général, Wiseman trouve une manière originale d'illustrer le vieux principe du documentaire qui veut que l'on n'interfère pas avec ce que l'on étudie.
Le cadrage produit d'autres merveilles en dehors des répétitions : lors des spectacles. La danseuse ne quitte pas le point central de l'écran : la caméra la suit, où qu'elle aille sur la scène. La danseuse ne change pas non plus de taille sur l'écran : lorsqu'elle s'éloigne, zoom avant. Lorsqu'elle se rapproche, zoom arrière. Ce qui reste ? Le pur mouvement. Finalement, se déplacer quand on fait un pas, en danse, c'est contingent : ce qui compte, c'est le geste du pas. Wiseman restitue cela : il débarrasse les gestes du déplacement, et permet au spectateur de ne plus regarder que le corps et les modifications de ses postures. Le documentaire prend alors tout son sens : il ne s'agit pas de montrer ce que l'on verrait si l'on était assis à une place à 150 euros, un soir de représentation. Le plaisir voyeuriste, ou simplement didactique, finalement, on s'en tape. "Voir ce qui se passe à l'intérieur, dans les coulisses de l'Opéra Fucking Garnier, ouh-ouh..." Evidemment que ça peut plaire, mais, je veux dire, n'importe qui peut le faire. Et puis, ça, c'est le boulot des mecs de France 2.

c'est Emilie Cozette, danseuse étoile... -->

Voilà d'ailleurs une chose que l'on aurait trouvé dans un reportage du JT de France 2 : l'INSERT SUR LES POINTES. Ah, l'insert sur les pointes. Je veux dire : gros plans sur les chaussons roses et les lacets, le spectateur se dit : "ay, ouy, ça doit faire mal", et là CUT, plan large de la fille qui danse sans montrer la douleur. Ben oui, mais là, non : ce qu'il y a en revanche, c'est un splendide plan-séquence. Casse-Noisette au piano, et un gros plan sur deux chaussons roses en train de danser. Il pourrait y avoir le fameux CUT, mais à la place, Wiseman dézoome lentement, révèle le survêtement adidas noir au-dessus des pieds, puis le tutu blanc, puis le corps tout entier. Il y a 50 000 fois plus de choses à voir. Et après le dézoomage, le plan dure longtemps, cadre tantôt le reflet, tantôt la danseuse, et on retrouve tout ce dont je vous ai déjà parlé... Perfetto.

<-- et une petite dernière d'Emilie Cozette... Parce qu'elle est quand-même bien jolie.










Camille.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

La danseuse dont vous cherchez le nom est Alice Renavand, en duo avec Wilfried Romoli, dans "Le songe de Médée" de Preljocaj. Magnifique scène en effet!