C’est d’être toi, et
d’avoir à vivre avec ça
-en d’autres termes de ne pas mourir, et de recevoir la vie,
encore fillette, comme un châtiment
Ce n’est pas très
optimiste, Holy Motors
C’est même complètement dépressif, le héros fume et boit
mais ne mange pas
Et tout le monde aime, écrit, se pâme (sauf quelques-uns qui en sont revenus)
Il y a bien des raisons qui semblent claires de l’admiration
suscitée par le film. D’abord il est très beau, je veux dire, beau comme un
Spielberg ou comme un Ridley Scott : le Carax sait tenir sa caméra, c’est
certain, et puis il y a cette forêt de symboles, cette orgie de sens – comme il
peut y avoir orgie de preuves après un meurtre
- en général, cela cache quelque chose
Holy Motors, a priori abscons, a deux manières d’être explicite.
La
première, la moins intéressante, tient à ces clés disséminées ici et là :
« Théo » est le nom de la victime et celui de la boîte de prod de
Carax ; c’est Carax l’homme qui se réveille au début ; l’une des
Limousines a la voix de Michel Delahaye, éminent critique ; Henry James
est remercié au générique parce que la scène du moribond est inspiré d’un de
ses dialogues, etc. – il y a moyen de rigoler pendant des heures. Le film est
saturé d’intertextualité, d’inter-tout, et Carax en bon petit littéraire qu’il
est sait faire sonner ses phrases, faire sonner ses plans – son côté
Spielberg/Scott – et citer qui il faut quand il faut.
La deuxième
manière, c’est qu’il sait qu’il sait le faire – et se promène d’un genre de
cinéma à un autre en permanence, en errant : on croit entendre
après chaque séquence que « bon, ça, c’est fait ». C’est là le
sentiment du héros, celui du devoir accompli. Or voilà peut-être ce
qu’est surtout Holy Motors. Et l’origine du parfum d’amertume qui l’enveloppe.
-
des moteurs qui tournent à vide
Car l’amertume ne saurait venir de ce qui est
explicite. On n’est pas dans Les Muppets : Holy Motors se fout bien de
l’avancée de la motion capture au cinéma. On n’est pas dans Avatar : Holy
Motors se fout bien de l’écologie, même si Lavant soupire à un moment donné
« j’aimais bien les forêts ». On n’est pas non plus dans To Rome with
Love : Holy Motors se fout bien que la scène de Monsieur Merde soit une
parabole de la société du spectacle, de l’abrutissement des artistes et de
leur public, etc. Tout ça, c’est explicite, on s’en fout. On s’en fout d’autant
plus que l’une des beautés du film, c’est de montrer, de rappeler qu’après tout
– oui – on s’en fout.
« la beauté du
geste » ? Qui y croit encore ? Vraiment ? Si c’est ça
l’enjeu du film, c’est qu’il est en péril, que l’on commence à s’en foutre
précisément et pas seulement le public des idiots mais l’acteur lui-même (voir
les remarques du personnages de Piccoli à son égard).
Nous sommes plongés
dans ce futur proche dans lequel rien n’a changé, sinon que le cinéma a disparu
et que les gens se content d’une beauté explicite, genre Eva Mendes maquillée,
drapée d’or au Père Lachaise
Et le héros est immortel
Après
l’entracte, Lavant meurt quatre fois
Ça ne prend
jamais.
Écoutez les répliques sur la mort qui bercent le film,
disposées ça et là par le savant petit littéraire : la mort donne son
prix à la vie (explicite, premier degré facile), elle guérit de la vie ;
en clair (second degré, toujours un peu facile) ne jamais mourir, comme le
héros, est une damnation (voir la vieille : « j’ai peur de ne
jamais mourir », et Piccoli, chef des damnés : « à une époque
j’ai même cru que j’allais mourir. »)
Alors Carax se fout
de son film ?
Oui.
Prend sa virtuosité à deux mains, la fait tourner à plein régime, fait
chauffer le moteur
- et cale à pleine vitesse
-
précisément de manière à joyeusement flinguer les pieds
de l’œuvre.
C’est ce qui est sublime ici. Pas une scène qui ne soit
faussée. Il y a cette hésitation entre beauté et vérité qu’a cernée la fillette
-
Angèle, qui a choisi de ne pas mentir, et la vérité est
bien laide…
Il y a tous ces effets tous purulents de cinéma : la
fausse charge du film français contre le cinéma américain, la beauté trop
éblouissante pour être honnête de la scène avec les capteurs – et ses ralentis
à la John Woo, ses monstres numériques à la David Fincher (monsters turned into
lovers) – le zoom absolument grotesque sur Kylie Minogue se prenant pour Nicole
Kidman dans Moulin Rouge qui perce, qui littéralement troue et déchire le satin
magnifique des refrains qui l’entourent (lovers turned into monsters)
Who were we… Who were we…
- toujours ce tendre désir d’un retour au passé puis
THERE
WAS A CHIIIIIIIIIIIIILD……..
* * *
Il y a la forêt de symboles et cette forêt ouvre et recouvre
le film
-
ce bel avion du premier plan : d’où
vient-il ? que veut-il ?
-
le réalisateur réveillé par la salle de cinéma
mitoyenne à sa chambre d’hôte : qui est-il ? on se croirait dans un
Rubik’s Cube scénaristique à la Charlie Kaufman
et sous la forêt
la dynamite
les plans
trop lourds, les plans grotesques, le gros spectacle
-
le sang qui jaillit des plaies comme dans Sweeney Todd
-
la sonnerie du plan ORSEC qui se déclenche à l’approche
de Voltaire
-
le vieillard qui meurt dans un souffle :
« adorée !.... »
grotesque vous dis-je
et beau pour ça
parce qu’à ces moments-là c’est
comme si le film doutait
comme s’il s’apprêtait à repartir
juste après être venu (au sens anglais du terme « to come », qui est
double) et
oh,
c’est la première image du film, un homme qui arrive, fait brusquement
demi-tour, repart
Alors
quoi, Carax est un dandy ?
Ça
me ferait mal
Sous les symboles, sous la
condensation des films, sous le dandysme, il y a autre chose
En-dessous
Et
cette clé-là le film nous la donne.
« la souffrance n’est pas ce
qu’il y a de plus profond… mais elle est quand-même très, très profond. »
(élue
plus belle réplique du film par votre serviteur – justement parce qu’elle
reflète ce mouvement d’autodestruction du sens, d’aller et venue, de
rétractation subite, d’hésitation vaincue par la résignation…)
Sous
ce foutoir disais-je
Il
y a la souffrance
La souffrance et les chiens
Il
y a trois chiens dans Holy Motors, souvent proches des humains, géographiquement
et ontologiquement.
Le
bébé du début est remplacé aussitôt dans la travée entre les sièges du public
par un chien lourd et probablement bête
Les
chiens dorment toujours auprès des hommes
Comme
eux, se réveillent pour une vie qu’ils oublient sitôt qu’ils l’ont vécue
Vont
chercher – demi-tour – et rapportent, constamment contents – c’est pour ça
qu’on les aime, paraît-il
Mais
les chiens n’ont aucun sens de la beauté : les chimpanzés non plus, que
retrouve Lavant à la fin, sur ces ultimes mensonges : « C’est
moi », puis : « notre vie va changer… »
* * *
Mais
alors si la souffrance n’est pas au plus profond, qu’est-ce qu’il y a ?
-
il y a ce truc indicible
Kylie Minogue avant de chanter
murmure : « i have this feeling… » - la voilà qui s’approche du
feeling en question, court vers lui, s’arrête avant de l’atteindre, de le
nommer – demi-tour – et chante.
Et l’enfant de la chanson,
l’enfant de l’amour passé, comment s’appelait-il, ce CHILD ? – elle ne
nous le dit pas
Il ne peut pas y avoir cinquante
choses indicibles dans un film. Sinon c’est le bazar. Ni cinquante, ni deux,
d’ailleurs.
Holy Motors prend place dans un futur proche où rien n’a
changé mais où l’on s’est mis à douter de l’existence de la beauté. Les actes
semblent vides, accomplis pour quelqu’un qui ne regarde plus. C’est un monde
sans caméras et un monde sans amour.
-
plus de lovers. Juste des monsters.
Le moteur du monde est à deux doigts de caler, ne tourne
plus qu’à la souffrance seule et à ce qu’elle recouvre
La
tristesse
Qui
hésite sans cesse à tout abandonner
Ce n’est pas très optimiste, Holy Motors
La
trajectoire du film part de l’amour – le visage de la fillette derrière le
hublot – et rejoint la solitude absolue – le comédien seul avec ses trois
singes – en passant par la mort, la violence, la folie. Lavant se tait d’abord
(la vieille, la motion capture, Monsieur Merde) et meurt après l’entracte (le
tueur, Théo, le ministre, le vieillard)
Du silence
à la mort, de l’amour à la solitude
Et pourtant
tout le monde aime
Ce doit être parce que c’est beau
Et s’il n’y a plus que la tristesse de belle
Alors laissons tomber le bonheur
c.
3 commentaires:
Merci pour cette belle immersion dans ce film motorique & météorique. De la même façon qu'on ne peut jamais totalement aimer le cinéma de Carax, il semblerait aussi qu'on ne puisse jamais totalement le détester. Des films qui ne laissent jamais indifférent, et toujours différent...
Et si Holy Motors, par-delà ses failles, réussissait à fixer ces vertiges qu'un Mallick échoue si lamentablement, de film en film, à susciter ?
I find the exploration of themes like mortality and artistic purpose in this film to be very thought-provoking.
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